mardi 10 mai 2011

Je, tu, il, elle, nous

Bourrasques populistes et folie du monde. Individualismes et zapping permanent. Peurs de l'Autre et haines en tout genre. Pensées étroites et raccourcis dangereux. Le monde peut-il encore être autre chose que cette marche en avant d'une mondialisation uniforme ?

Le penseur du Tout-Monde, Edouard Glissant nous y aidait... nous y aide encore.
Un monde meilleur, en ce bas-monde. Est-ce bien possible ? Y croire. Oui, bien sûr.
Voyagez, respirez, écoutez, lisez...

"Je dévale les espaces et les temps, les fleuves de Chine au silence étale, qui s’étendent en archipels et débordent sur les terres, engouffrant à chaque fois des dizaines de milliers d’hommes et de femmes et d’enfants dans leurs inondations rituelles, je consulte les calendriers du Ciel, qui présidaient aux destinées de L’Empire, et les caches de brousse et la chaîne des Ancêtres des pays africains, les savanes énergiques sous leurs herbes terrées de feu et les contes des griots mêlés d’uns sagesse qui s’élève en arbre ombrageant, les délicats détails des mythologies de l’Inde, avec leurs marbres verts et leurs accouplements de gymnastes, les temples pillés des sommets des Andes et la parole détournée des Vents des mots d’avant Colomb, les chroniques des cents royaumes du temps féodal au Japon, les proverbes en raccourci des pays malgache et océanien (de l’océan Indien) et antillais, les splendeurs du désert et de la rhétorique antéislamique, et les drapures de leurs poétesses, mi-esclaves mi-déesses, le baroque raide et tout-douce des langues créoles, les contes hachurés des plats pays et des monts tourmentés islandais, et combien de florilèges (styles fleuris) déclamés dans combien d’îles, et les racines de pierres soulevant des dieux dont l’œil envahit partout, c’est dans les gorges bourrées d’eau de la Péninsule Indochinoise, et la houle et le ressac de tant de mers que les peuples labourent en cercle (non plus par cette projection funeste vers des terres nouvelles qui seraient à conquérir), je parcours le haut des déserts encore, des déserts qui planent toujours ici-là et qui sont eux, réellement universels, et les silences des Sierras, je tremble aux tremblements de terre où nous errons et l’œil du cyclone guette sur moi, et tant de guerres ont ravagé partout qu’il ne reste plus de songe ni de rêve éveillé où se recueillir, et tant d’épidémies insondables comme des flammes d’incendies ont mangé la pensée du monde ainsi qu’un caco blet et déjà pourri, j’accomplis les douze itinéraires du Livre des morts égyptien, et cet autre énorme aplatissement des villes crépite au bord des Archipels, charroyant ses mangroves de misères et de vacarmes soudain déterrés, j’admire partout combien d’invention, de techniques tressées en l’humble empressement artisanal de chaque jour, je crie combien de poèmes et je tâche à déchiffrer en combien de profonds, mais en nulle part, dans le peu que je connais ainsi et dans rien de ce que j’imagine de ce monde, je ne surprends l’ardent stigmate où enflait, se cachant le plus souvent, cette volonté roide qui a porté à Universel. Aucune poétique n’est « universelle » pour nous. L’idée du monde n’y suffit pas. Une littérature de l’idée du monde peut-être habile, ingénieuse, donner l’impression qu’elle a « vu » la totalité, si elle n’est que d’idée elle vaticinera dans des non-lieux et ne sera que subtile déstructure et hâtive recomposition. Les poétiques fuient l’impeccable perfection de leur propos même, se donnent au tremblement. Les anciens poèmes, les poèmes incertains d’alentour, l’inspiration des amis, le cri au loin. L’idée du monde n’est vivante que de s’autoriser des imaginaires du monde, où s’annonce que mon lieu, inlassablement conjoint à d’autres, et en quoi sans bouger il s’aventure, et comment il m’emporte dans ce mouvement immobile."

D’un traité du Tout-monde.
La terre, le feu, l’eau et les vents : une anthologie de la poésie du Tout-monde
Edouard GLISSANT

3 commentaires:

Tifenn a dit…

Heureusement qu'il y a des virgules :-). Bon, je reprends mon souffle et je vais relire. Glisser sur cette vague de mots puissants.

A-noname a dit…

Créolisation, ,explosion des imaginaires en ce 10 mai
Celui-ci, pas l'autre.
Glissant repose au Diamant.
Poète jusque dans la mort.

Bil Murche a dit…

Oui mots très puissants... Première phrase extraordinaire.

A lire le dossier très instructif de Dominique Chancé : accès par un clic sur Edouard Glissant en toute fin.
Merci à la Mission Laïque Française www.mlfmonde.org/ d'avoir mutualisé ce document.